Texte additionnel...
« La forme d'une ville change plus vite que le coeur d'un mortel » Baudelaire
Un lieu comme il y en a partout. Rien d'extraordinaire ni de spectaculaire. Juste "un lieu de vie".
J’ai suivi la démolition de deux immeubles de la cité de l’Ile Marante, en banlieue parisienne entre septembre 2007 et le printemps 2009.
Travail photographique - inventaire méthodique
J’ai démarré le reportage pour I3F en même temps que les ouvriers la démolition, en répondant dans un premier temps à l’appel d’offre du bailleur social I3F, pour lequel j’étais chargée de recueillir des images sur la mémoire d’un lieu destiné à disparaître. Un lieu comme il y en a partout dans nos banlieues, rien d’extraordinaire ni de spectaculaire, juste « un lieu de vie ».
J’ai vite ressenti le besoin d'oeuvrer de cette façon: travail minutieux, un peu obsessionnel, étage par étage, pièce par pièce, jours après jours, saisons après saisons.
J’étais fascinée par ces pièces aux volumes identiques, toutes différentes par tant de variations infimes. Sur une barre de 11 étages d’habitation, j’ai vu et revu tous les appartements, par tous les temps, sous des lumières diverses.
Le cadrage frontal s’est imposé comme forme de dialogue possible entre extérieur et intérieur. Fenêtre sur un monde qui nous regarde. L’humain n’est plus présent que dans les imperceptibles traces dont les murs gardent un souvenir et le paysage prend le dessus (comme au printemps avec des arbres qui rentrent presque littéralement à l’intérieur des pièces) avant de disparaître définitivement en même temps que le bâti.
Au fur et à mesure de la démolition le bâtiment est littéralement dévoré. Des pièces se retrouvent béantes, avec leur intimité dévoilée au grand jour. Le grignotage progressif estompe la limite entre intérieur et extérieur et ouvre un nouvel espace «entre» les deux: l’entre deux.
Vers la fin, les 11 étages ne tiennent plus que sur 10, 15 mètres au sol: l’image du couloir éventré sur la Défense a été prise dans ces conditions grâce à la bienveillance des ouvriers qui ont arrêté les machines pour que je puisse monter « une dernière fois ».
Dans cette image, des mondes s'affrontent ou tentent une conciliation. L'habitat pavillonnaire traditionnel et les tours modernes de la Défense jouent un face à face.
Contexte
Les années 2000 ont vu se multiplier des plans de rénovations urbaines pour les banlieues visant théoriquement à remodeler l'habitat des cités, créer plus de mixité grâce à des modules architecturaux mixtes (les barres sont remplacées par des bâtiments au semblant pavillonnaire) en laissant un pourcentage variable de logements en accession à la propriété. On tentait de désamorcer en partie la "tension" de certaines «zones sensibles».
Le projet de rénovation du site de l’Ile Marante à Colombes vit le jour dans ce contexte. Il s’agissait du projet de démolition des deux barres HLM de 350 logements sociaux visant à changer la configuration du quartier pour y construire plusieurs bâtiments de 4 à 5 étages, comprenant 300 logements. Une centaine resteront «sociaux» et les 200 autres seront en location libre ou permettront une accession à la propriété.
En 2006 le bailleur social I3F lançait un appel d’offre pour un photographe et un historien pour la réalisation d’un livre sur la mémoire du lieu destiné à disparaître.
La grande utopie des années '60
Les immeubles de l’Ile Marante ont été construits par I3F au début des années 60.
Le Grand Ensemble de l’Ile Marante, contrairement à certains de ses «confrères», représente un exemple particulier. Il a été bâti sur un lieu chargé d’histoire où la profusion des espaces verts contribuait à accentuer la qualité du cadre de vie et expliquait la véritable « histoire d’amour » qui s’était nouée entre le site et un grand nombre de ses habitants, comme le souligne l'historien Jacques Sélamé.
Peu de Cités ont ou ont eu une relation au paysage et à la nature aussi importante. Outre l’important parc boisé, les habitants cultivaient des jardins partagés. Pour la rénovation du quartier, il a été nécessaire de détruire également le parc et l’image des arbres déracinés était aussi impressionnante que celle de squelettes de béton et de gravats.
Comme tous ces grands ensembles nés dans les années 1960-1970, le site de l'Ile Marante est un de ces territoires chargés de l’histoire de l’immigration où de multiples cultures se côtoient jusqu’à former une culture «autre», celle de la mixité. Les deux bâtiments accueillaient jusqu’à 40 nationalités. Une bonne entente paraît avoir existé. Elle a généré chez les habitants un fort sentiment d’identité collective.
«Avant d’être perçus comme des «zones de non-droit», les grands ensembles ont représenté pour des milliers de familles l’accès au confort de l’habitat moderne, avec eau courante, chauffage et pièces intimes.» (La démolition, paysages de l'attente - Mathilde Lépine))
Après la décision de démolir, les conditions de vie sont devenues réellement délicates. On a laissé les choses se dégrader, les actes d’incivilités se répéter. Un climat d’insécurité s’est installé. Certains habitants ont parlé d’abandon et d’absence d’entretien.
Le deuil a été difficile pour la plupart d’entre eux. Le projet d’avenir ne les concernait pas: «ce qui va être construit ce n’est pas pour nous».
Les contextes où il y a mutation sont souvent sensibles.
Je m’interroge sur les bouleversements qu’engendre cette profonde rénovation urbaine: comment ces familles perçoivent-elles ces transformations de leur espace de vie ?
«(...) La rénovation urbaine est un moment où l’on dépossède les habitants de leur capacité à s’approprier l’espace. Elle leur confisque leur histoire. Elle leur fait perdre ce qu’ils ont construit sur un temps long, ces gestes minuscules accumulés sur plusieurs générations et dont on fait table rase». Si la démolition est un acte réfléchi et décrété par les autorités compétentes, on ne peut se détacher de la sensation qu’elle est étrangère aux habitants. Quelle est leur destinée? La démolition est-t-elle une douleur ou une délivrance?
Contrairement à une démolition subie, comme c’est le cas en temps de guerre ou lors de catastrophes naturelles, la spécificité de la démolition des grands ensembles est d’être choisie. C’est une société qui décide de démolir ce qu’elle a bâti car son oeuvre dysfonctionne. La démolition renforce le sentiment d’un bâti pathogène qui porte la culpabilité d’une société malade.(...)
Les paysages de la démolition témoignent des multiples temporalités du territoire: la rapidité de la construction de ces barres et tours de logements conçues de façon industrielle à partir de matériaux préfabriqués, la lente dégradation de ces bâtiments jusqu’à la rupture, le temps court de la démolition et le temps indéfini de la réappropriation d’un espace recomposé.
Ces temporalités sont aussi celles de la vie de l’être humain: entre l’avant et l’après, les habitants vivent parfois plusieurs années au sein d’un gigantesque chantier. («La démolition, paysages de l'attente» - Mathilde Lépine)